XI
UNE JOURNÉE MÉMORABLE

— Lève-rames !

Bolitho regarda les étoiles, puis aperçut l’ombre dAllday qui mettait la barre au vent. Les avirons se levèrent tous à la fois, dégoulinants d’eau, et s’immobilisèrent au-dessus de la surface. Cela faisait un effet bizarre ; le canot continuait d’avancer, la coque gîtait sous la pression du vent dans la voile, tache sombre sur un fond grandiose de ciel étoilé.

Les choses s’étaient bien mieux passées que ne l’eût espéré Bolitho. Ils avaient poussé l’embarcation à l’eau avant le crépuscule et remis en route en longeant la côte, parfois à une longueur d’aviron des rochers, jusqu’à atteindre la pleine mer. Le brigantin, toujours au mouillage, était caché de l’autre côté de l’île, et même lorsqu’ils avaient mis à la voile dans l’obscurité, ils n’avaient pas aperçu la moindre lumière ni détecté le moindre mouvement.

Le patron du brigantin, qui avait peut-être abandonné tout espoir de retrouver un survivant du naufrage, avait-il décidé d’embarquer une nouvelle cargaison de bois d’ébène, que lui transférerait un autre négrier ?

— C’est la fin de l’eau douce, amiral, murmura Ozzard.

Bolitho songeait à l’eau de pluie que les hommes partis avec Jenour avaient récupérée. Ils n’avaient pas réussi à faire le plein de la barrique et, après avoir avalé un mélange assez saumâtre de coquillages et de biscuits de mer, ils avaient eu droit chacun à un quart. En temps normal, personne n’en aurait bu une goutte, mais, comme l’avait dit Yovell, l’eau leur paraissait aussi fameuse que du bon vin.

Keen s’approcha de lui et lui dit :

— Nous verrons parfaitement l’île aux premières lueurs. Il y en a peut-être encore pour deux milles avec ce vent – il calcula tout haut : Cela nous permettra au moins de survivre jusqu’à l’arrivée des secours.

Catherine, qui était allongée dans les fonds, se releva et prit le quart que lui tendait Ozzard. À l’avant, on entendait Sophie vomir. Elle était la seule à avoir mal digéré les coquillages crus. Étant donné la proximité du brigantin, il était hors de question de faire du feu.

Tojohns s’essuya la bouche d’un revers de main.

— J’entends le ressac, amiral.

Bolitho souffla profondément et sentit Catherine le toucher dans l’obscurité.

— Nous y sommes, Val. La pointe la plus proéminente. Dès qu’il fera jour, nous la longerons pour chercher une passe. Il ne nous restera plus qu’à trouver une plage. On peut même espérer tomber sur un navire marchand, qui aurait mis à terre un détachement d’aiguade. C’est un endroit qu’ils aiment bien et les ruisseaux y sont plus clairs que celui de Jenour !

Étonnamment, cette fois-ci, l’un d’eux se mit à rire. Même Sophie s’était arrêtée de vomir pour l’écouter. Bolitho prit la main de Catherine.

— Essaie de te reposer un peu, Kate. Tu en as fait autant que dix marins.

— J’ai du mal à admettre qu’il y ait une terre dans les parages, lui répondit-elle.

Cela le fit sourire.

— Les vieux loups de mer vont bientôt la flairer.

Il l’installa confortablement et grimpa sur un banc pour relever Tojohns. Allday commanda :

— Avant partout !

Il avait l’impression de humer les premières senteurs de l’île et s’émerveillait encore de ce que Bolitho et Keen eussent réussi à les conduire jusque-là. Pourtant, ils n’étaient pas encore sortis d’affaire. Il fit la moue. Après avoir parcouru tout ce chemin, percuter l’un de ces petits rochers affleurants serait vraiment un coup de malchance.

Cela dit, il savait bien qu’ils pourraient faire relâche une fois sur l’île. Après l’horrible îlot qu’ils venaient de quitter, tous avaient la certitude qu’ils réussiraient à survivre jusqu’à ce que Dame Fortune se manifeste. Dame Fortune… Il pensait à Herrick, allait-il un jour se réconcilier avec Bolitho ? Après ce que Lady Catherine avait fait pour sa femme, après les prouesses qu’elle avait réalisées pour eux tous à bord du canot, à vrai dire, il s’en moquait un peu. Une vraie femme de marin. Elle avait beau porter cette chemise et ce pantalon souillés, avoir les cheveux défaits et collés par le sel, elle avait encore de quoi attirer l’œil.

Catherine s’était rallongée, un bras sur le visage pour se protéger. Tout autour d’elle, les hommes s’activaient, ils avaient bordé la voile plus serré si bien que la gîte s’était encore accentuée. Elle ne donnait pas, contrairement à ce que tous croyaient. Mais ces quelques moments d’intimité retrouvée lui laissaient le loisir de réfléchir et de désespérer un peu. Ces pensées… aucun d’entre eux ne serait plus jamais le même. Dans combien de temps reverraient-ils Falmouth ? Les arbres y auraient perdu leurs feuilles et les roses qu’elle aimait tant, leurs pétales. Pendant les heures interminables, pendant les jours sans fin passés dans ce canot, elle s’était accrochée à ses souvenirs pour s’empêcher de sombrer, pour ne pas communiquer sa détresse aux autres. « Si tu arrives à nous mener jusqu’ici, murmura-t-elle, je m’occupe du reste. Dans combien de temps, dans combien de temps ?… »

Les hommes firent une nouvelle pause car la nage était rude. Chacun passait désormais un peu moins de temps aux avirons.

Levant un œil par-dessus son bras, elle aperçut Allday, toujours à la barre, un coude posé sur le plat-bord. On eût dit qu’il faisait partie des apparaux. Elle vit des visages bronzés aussi, certains gravement brûlés par le soleil. Ces hommes habituellement si propres, si bien mis, avaient des barbes de plusieurs jours et leurs cheveux étaient aussi emmêlés que les siens.

Elle se tourna un peu pour voir Bolitho. Son œil malade était clos. Il tirait sur son aviron en suivant la cadence donnée par Owen.

— Le jour se lève.

— Et il y a une passe dans le récif.

C’était Jenour, incapable de cacher son émotion.

Des oiseaux de mer assez étranges aux ailes très blanches passaient au-dessus du canot toujours noyé dans l’ombre. Allday murmura à Ozzard :

— Une de ces poules au pot ferait bien mon affaire !

Le matelot Bill Cuppage écarta sa chemise sale de sa peau. Il découvrit avec stupéfaction un objet que les lumières de l’aube faisaient briller comme un miroir. Jenour surprit son expression et bredouilla :

— Un bâtiment, amiral !

Bolitho regarda à son tour par le travers et sentit ses mâchoires se serrer de dépit. Il n’arrivait pas à y croire.

— Lève-rames ! À rentrer la voile !

Privé de ce qui le stabilisait, le canot se mit à danser sur la houle et dans le rouleau.

— Le brigantin, amiral, lui dit Keen. Il est sous voiles.

Catherine, une main sur la bouche, regardait les mâts et les voiles blanches qui se gonflaient. Pour l’instant, la lumière naissante ne permettait pas de voir la coque.

— Ce n’est peut-être pas le même, Val ?

Keen s’arracha à l’examen de la pyramide de toile et lui répondit :

— J’ai bien peur que ce ne soit lui.

— Il ne doit pas nous voir, marmonna Allday, nous sommes trop bas sur l’eau.

Ozzard passa à l’avant et tendit à Sophie un quart de cognac.

— Tenez, ma petite demoiselle, buvez donc, ça vous redonnera des forces !

Elle le regarda par-dessus le bord du gobelet et lui demanda :

— Qu’allons-nous faire ?

Ozzard, sans répondre, se tourna vers le brigantin dont les deux mâts commençaient à pivoter. Les voiles battaient, il virait de bord. Bientôt, il pointa son boute-hors droit sur eux.

— Hissez la voile ! ordonna Bolitho. Aux avirons ! Pour le moment, il n’osera pas franchir le récif.

Ils entendirent une sourde détonation et, quelques secondes après, un boulet vint s’écraser sur l’arrière du canot qui avançait lentement.

Tojohns, basculé en arrière en tirant sur son aviron, lâcha entre ses dents :

— Ce salopard n’avait pas besoin d’en faire tant !

Catherine passa par-dessus un banc pour venir aider Yovell à l’aviron. Elle appuya ses pieds nus sur une membrure.

Il y eut une deuxième détonation. Cette fois, le boulet ricocha sur l’eau comme un dauphin en colère avant de terminer sa course dans une immense gerbe. Cuppage, qui pesait pourtant son poids, réagit comme l’éclair. Jetant son aviron, il se précipita à l’avant, se saisit de Sophie en lui serrant le cou et sortit un pistolet qu’il pressa sur son visage.

— Lâchez-la, hurla Bolitho que la jeune fille ne quittait pas des yeux. À quoi ça rime ?

— À quoi ?

Cuppage tressaillit en voyant passer un nouveau boulet.

— Je m’en va vous l’dire ! C’te patron du brigantin a envie d’vous causer, sans quoi il vous tuera tous ! Y suffira d’un seul boulet !

Et il entreprit de regagner l’arrière, traînant Sophie derrière lui en l’étranglant à moitié.

Owen s’en prit à lui :

— J’me disais bien qu’t’étais d’mèche avec eux, ordure ! J’t’ai jamais vu avec not’bosco !

Cuppage n’y prêta pas attention. Les dents serrées, il dit seulement :

— Un seul geste, et je lui fais sauter la tête !

Bolitho le regardait sans manifester la moindre émotion. Il avait perdu. Que le patron négrier accepte ou non de croire ce qu’allait lui raconter Cuppage n’avait plus aucune importance.

Les gens à bord du brigantin avaient dû comprendre la situation. Le navire était en train de réduire la toile et manœuvrait pour se tenir au large du récif.

— Alors, mat’lot, t’as décidé de changer de bord ? dit Allday à Cuppage – il était très calme : Oublie pas ton p’tit sac.

Cuppage fit volte-face pour voir Ozzard lever le sac au-dessus du plat-bord.

Allday reprit :

— Plus d’or, plus d’espoir – en tout cas pour toi, camarade. Ils croiront plus ta petite histoire et ils te tueront tout comme nous !

— Donne-moi ça, racaille ! hurla Cuppage.

— Tiens, attrape !

Ozzard lança la bourse dans sa direction et Cuppage, tendant désespérément le bras, poussa un cri de rage en la voyant lui échapper et tomber à la mer.

Allday s’accroupit soudain aux pieds de Catherine et lui cria :

— Ne regardez pas !

Le couteau vola en pleine lumière, Cuppage s’effondra sur le plat-bord. Tojohns et Owen mirent Sophie en sécurité.

Avec une agilité surprenante, Allday se saisit de Cuppage qui, à moitié dans l’eau, poussait des gémissements. Il arracha son vieux coutelas de son dos et lui cria d’une voix féroce :

— Va-t’en le chercher, vermine !

Cuppage partit à la dérive le long du bord en agitant faiblement les bras et disparut rapidement.

— Bien joué, Allday, lui dit Keen, accablé.

Il se tourna vers le brigantin qui avait encore réduit la voilure et venait droit sur eux. Allday, lui, regardait Bolitho et celle qui se tenait à côté de lui.

— Trop tard. La peste soit de ce salopard de mutin. S’il n’avait pas été là…

Bolitho regardait l’île si verte, si luxuriante. Elle était toute proche et pourtant, désormais si loin. Il entendait encore la voix de Catherine : Ne m’abandonne pas.

Il avait échoué.

 

L’église paroissiale de Falmouth, placée sous l’égide de Charles, le roi martyr, avait rarement connu assistance aussi nombreuse et solennelle. Tandis que les grandes orgues jouaient, les bancs se remplissaient de gens de toute condition, depuis le gouverneur du château de Pendennis jusqu’aux plus humbles valets de ferme aux souliers encore sales et égratignés par les travaux des champs. C’était la saison des moissons. Beaucoup étaient restés sur les pavés devant l’église soit par simple curiosité, soit pour recueillir un dernier souvenir de celui dont on célébrait aujourd’hui la mémoire et les services éminents qu’il avait rendus. Il ne s’agissait pas d’un inconnu, ni de quelque héros mystérieux dont ils auraient entendu parler, mais de l’un de leurs enfants.

Le recteur était parfaitement conscient de la solennité de la cérémonie. Naturellement, on allait célébrer à Londres un office grandiose avec toute la pompe traditionnelle. Mais ici, on était chez Sir Richard, sur la terre natale de ses ancêtres, d’où ils s’en étaient allés, laissant pour seuls témoignages les signes gravés dans la pierre de ces murs.

Tout le pays était en émoi depuis l’annonce de la disparition de Sir Richard Bolitho et des circonstances de sa mort. Mais on avait gardé espoir, espoir rendu plus fort encore par les spéculations auxquelles permettait de se livrer le charisme de cet homme. Tomber au combat était une chose ; périr ainsi, victime d’une vulgaire fortune de mer, voilà qui était beaucoup plus difficile à admettre.

Le recteur jeta un bref regard au buste de marbre finement sculpté qui représentait le vieux commandant Julius Bolitho, tombé en 1664. L’épitaphe, songeait-il, était particulièrement bienvenue lorsque l’on pensait à cette illustre famille :

 

Les âmes de vos pères

Surgiront de chaque vague ;

Car les ponts furent leur champ d’honneur

Et l’océan, leur tombeau.

 

La cérémonie qui se déroulait ce jour-là semblait avoir détruit ce qu’il leur restait de foi. Dans la passe de Carrick, nombreux étaient les bâtiments qui avaient mis les pavillons à mi-drisse.

Le recteur aperçut le seigneur, Lewis Roxby, qui conduisait sa femme Nancy jusqu’au banc réservé à la famille. Roxby avait l’air sinistre et regardait son épouse avec une tendresse qui n’était guère habituelle chez le magistrat comme chez l’homme le plus riche de la contrée. C’était là sans doute une autre facette du « roi de Cornouailles ».

La ravissante jeune veuve du capitaine de vaisseau Keen était assise entre les sœurs de son mari, venues tout exprès du Hampshire. L’une des deux devait penser à son propre époux, mort en mer environ un an plus tôt.

Etait également présent un couple, l’air affolé, qui avait pris la diligence de Southampton. C’étaient les parents du lieutenant de vaisseau Stephen Jenour.

Les membres de la domesticité ainsi que les fermiers du domaine occupaient un autre banc. Il y avait là Bryan Ferguson, qui serrait la main de sa femme et gardait les yeux fixés sur l’autel. Ce jour lui avait montré à quel point son épouse était forte. Elle était décidée à lui permettre de faire face, au milieu de tous ces visages qui se bousculaient dans sa tête.

Ces souvenirs, ces allées et venues dans la vieille demeure grisâtre… Il avait été l’un des principaux acteurs de tout cela et, en tant que majordome, savait combien Bolitho lui faisait confiance. Il dégagea son unique main pour s’essuyer les yeux. Pauvre vieux John Allday. Fini, les longs récits et les petits godets partagés quand il rentrait de mer.

Tournant son regard vers l’allée centrale, il reconnut Lady Belinda accompagnée d’une autre femme. Ses cheveux châtains étaient l’unique touche de couleur qui offrît un contraste avec ses vêtements noirs. Quelques-uns des assistants la saluèrent – était-ce sympathie, marque de respect, qui aurait pu le dire ? Le seigneur Roxby avait prévu de recevoir tout le monde dans sa grande demeure après la cérémonie. Après… À cette seule perspective, Ferguson se mordit la lèvre.

La sœur aînée de Bolitho était venue, elle aussi, austère, les cheveux gris. Son fils Miles, qui avait été aspirant à bord du vaisseau amiral de Bolitho, le Prince Noir, après s’être fait renvoyer de l’Honorable Compagnie des Indes orientales à cause de quelque manquement, regardait tout autour de lui comme s’il s’attendait à recueillir des regards admiratifs. Il avait même été contraint de quitter le service du roi, sous peine, comme avait dit Keen de passer en cour martiale s’il ne démissionnait pas de lui-même. Etait-il en train de peser tous les bénéfices qu’il pouvait tirer de la mort de son oncle ?

Il y avait des uniformes à ne savoir qu’en faire. Le major général de Plymouth était présent, ainsi que des officiers des gardes côtes. On voyait même plusieurs dragons en garnison à Truro.

Au-dessus d’eux, la cloche commença à sonner le glas, comme perchée très loin dans le ciel. Dans les collines, dans le port, des hommes et des femmes allaient l’entendre et sauraient ce qu’il annonçait.

D’autres arrivaient encore : le jeune Mathieu, maître cocher. Tom, le percepteur. Même Vanzell était venu, le marin unijambiste qui avait servi dans le temps sous les ordres de Bolitho. Il avait participé à la libération de Lady Catherine lorsqu’on l’avait enfermée dans cette prison nauséabonde du nord de Londres. On murmurait que feu son mari avait inventé de fausses preuves pour la faire enfermer puis déporter avec la complicité de l’épouse de Bolitho. À quoi songeait-elle maintenant ? Elle glissait quelques mots à l’oreille de son élégante compagne. Etait-elle fière de son mari défunt ? Ou comblée par la victoire que lui accordait la mort de sa rivale ?

Lorsqu’elle se détournait de son amie pour observer l’assistance, Ferguson avait l’impression que ce n’était pas sans un certain mépris. En tout cas, sans la moindre trace de regret pour l’existence qu’elle avait menée autrefois dans ce vieux port.

Et puis, sous quelques mois, plus tôt peut-être, il allait falloir régler la succession. Le seigneur Roxby n’avait jamais caché qu’il ambitionnait de mettre la main sur les propriétés des Bolitho pour agrandir les siennes. Cela consoliderait certainement les droits de sa femme et de leurs deux enfants, sans parler du reste. Belinda allait sans doute exiger sa part afin de continuer à jouir de l’existence oisive qu’elle menait dans son élégant hôtel londonien. Ferguson se raidit et sentit immédiatement sa femme lui serrer la main plus fort encore : le capitaine de vaisseau Adam était arrivé, non accompagné, et gagnait à son tour le banc réservé à la famille.

Ferguson était persuadé que lui seul serait en mesure de préserver la propriété et le mode d’existence de ceux qui y vivaient.

Cette pensée raviva chez lui le souvenir d’Allday. Il était si fier de revenir ici lorsqu’il n’était pas en mer. « C’est comme si j’étais de la famille », avait-il coutume de proclamer.

Il regarda le commandant Adam serrer la main du recteur, la cérémonie allait commencer. Un jour, cela serait devenu un souvenir, pour tant de raisons. Il vit la jeune veuve de Keen se pencher vers Adam. Il devait être confirmé dans son grade le mois prochain, il aurait tellement aimé que son oncle le vît avec une seconde épaulette, à son retour.

Ferguson avait été troublé par les fréquentes visites qu’Adam était venu faire ici. Sans sa certitude bien ancrée que Bolitho se trouvait quelque part, bien vivant, même par miracle, le majordome aurait fini par avoir des doutes, par suspecter quelque liaison entre Adam et Zénoria Keen.

La cloche s’était tue et un grand silence s’était abattu sur l’église. Les vitraux brillaient de tous leurs feux sous le soleil de midi.

Le recteur monta jusqu’au vieux lutrin et contempla les bancs remplis de monde. Il n’y a pas beaucoup de jeunesse, pensa-t-il tristement. Et avec la guerre qui gagnait maintenant le Portugal, l’Espagne peut-être bientôt, c’était encore davantage de jeunes gens qui allaient devoir partir, pour ne jamais revenir.

La veuve de Jonas Polin, anciennement second maître à bord de l’Hypérion, était assise tout au fond de l’église, sur deux coussins pour mieux voir par-dessus les épaules de ceux qui se trouvaient devant elle. Elle savait bien qu’elle était entourée de gens de qualité, mais elle ne pensait qu’à une chose, à ce solide gaillard au pas lent qui l’avait sauvée un beau jour, sur la route. Désormais, le maître d’hôtel de l’amiral ne viendrait jamais plus lui rendre visite dans son auberge de La Tête de Cerf, à Fallowfield. Elle s’était pourtant raisonnée ; mais, au fur et à mesure que le temps passait, puis lorsque la nouvelle était arrivée dans le comté, elle avait cruellement ressenti cette perte. Elle avait le sentiment d’avoir été dupée. Elle ferma très fort les yeux quand le recteur commença : « Nous savons tous ce qui nous réunit aujourd’hui. »

Ferguson regardait tout autour de lui sans rien voir. Et Catherine Somervell ? Personne ne la plaignait donc ? Il la voyait encore, lorsqu’elle allait se promener sur la falaise, le visage bruni par le soleil, ses longs cheveux qui volaient au vent comme une sombre bannière. Il se rappelait ce qu’Allday et les autres lui avaient raconté, comment elle avait risqué sa vie pour se porter au secours de la femme de Herrick, à l’article de la mort. Et mille autres choses encore, tout ce qu’elle avait fait pour son Richard, comme elle l’appelait. Le plus chéri d’entre les hommes. Contrairement à tant d’autres, ils étaient ensemble lorsque la mort était venue les chercher. Ferguson écoutait d’une oreille distraite le débit monotone du recteur, dont le prône lui passait au-dessus de la tête tandis qu’il revivait une foule de précieux moments.

Un homme était allé s’asseoir tout seul sur un banc presque vide, dissimulé aux autres par un pilier. Ses yeux profondément enfoncés dans les orbites restaient impénétrables, tandis qu’il rendait à sa manière les derniers devoirs aux disparus. Vêtu de gris de pied en cap. Sir Paul Sillitœ était venu sans être invité et sans avoir prévenu. Son élégante voiture avait immédiatement attiré l’œil des badauds à son arrivée à l’église.

Ferguson n’aurait pas dû s’inquiéter de l’oubli dans lequel était tenue Catherine. Sillitœ était venu de Londres d’une seule traite, mais, s’il portait la plus grande estime à Bolitho, il était plus affecté par le triste sort de sa maîtresse, sans pourtant savoir très bien dans son for intérieur de quoi il retournait.

Pendant ce temps, le recteur poursuivait son prêche : « Nous sommes ici rassemblés pour rendre hommage aux services éminents qu’a rendus cette grande famille de notre région… » Mais il finit par se taire, sachant d’expérience que ses ouailles ne lui accordaient plus la moindre attention.

On entendit un bruit confus dans le lointain, des cris, comme une rixe dans une taverne. Roxby, écarlate et furieux, se retourna et s’écria, fort en colère : « Mais quelle bande de porcs ! Ils ne savent donc pas ce qui se passe ? »

Tout le monde se tut lorsque Adam se leva brusquement. Sans s’incliner comme il est de règle devant l’autel, il descendit rapidement l’allée centrale. Les yeux fixés droit devant lui, il passa près de Ferguson qui remarqua son air : Adam ne savait pas ce qu’il faisait. Et comme d’autres devaient le dire plus tard, il était comme en transe.

Adam arriva devant les grandes portes usées et les ouvrit toutes, si bien que le vacarme envahit la nef. Tout le monde s’était levé, les assistants tournaient le dos au recteur qui restait collé à son pupitre.

La place était noire de monde, la foule entourait une voiture qui venait d’arriver. Les gens poussaient des cris de joie, riaient, c’était une véritable émeute. Deux cavaliers se tenaient au centre, tout sourire, deux officiers de marine dont les montures étaient couvertes d’écume. Les gens les acclamaient comme de véritables héros.

Adam se figea en reconnaissant l’un des deux pour son second. L’officier essayait de se faire entendre au-dessus des cris, mais Adam ne comprenait rien à ce qu’il disait.

Un homme qu’il n’avait jamais vu dévala les marches de l’église et se saisit de ses mains.

— Y sont vivants, commandant Adam ! C’est vos officiers qu’ont apporté la nouvelle de Plymouth !

Le second d’Adam réussit enfin à se frayer un chemin, la coiffure en bataille.

— Ils sont tous sains et saufs, commandant ! Un sacré miracle, si vous me passez l’expression !

Adam le conduisit dans l’église. Zénoria était debout dans l’allée avec l’une des sœurs de Keen, sa silhouette se détachant devant l’autel. Il demanda lentement à son second :

— Tous ceux qui étaient avec mon oncle sont sains et saufs ? Tous sans exception ?

Son second hocha vigoureusement la tête.

— J’en étais sûr, je savais bien que mon oncle en était capable. Le plus noble des hommes… Je vais annoncer moi-même la nouvelle au recteur. Attendez-moi un instant, je vous prie. Venez ensuite à la maison.

Le second dit alors à son compagnon :

— Il a plutôt bien pris la chose, tu ne trouves pas, Aubrey ?

— Il y croyait dur comme fer, bien plus que moi.

Adam alla rejoindre les autres en leur tendant les mains.

— Ils sont tous sains et saufs !

Zénoria sanglotait dans les bras de l’une des sœurs de Keen.

Un peu plus loin, il aperçut Belinda qui détonnait désormais en ces lieux, avec sa robe de deuil.

Au fond de l’église, Sir Paul Sillitœ prit son chapeau et, en se retournant, aperçut la femme assise juste derrière lui. Elle pleurait à chaudes larmes, mais ce n’était plus de tristesse. Il lui demanda gentiment :

— Vous êtes là pour quelqu’un qui vous est très cher, n’est-ce pas ?

Elle lui fit la révérence en s’épongeant les yeux :

— Juste un marin, monsieur.

Sillitœ revoyait l’expression d’Adam lorsqu’il était revenu dans l’église, le serrement de cœur que lui-même avait éprouvé à l’annonce de la nouvelle, une annonce jaillie comme une énorme vague.

Il fit un sourire à la femme :

— Vous savez, ma chère, nous ne sommes que de pauvres hommes. Mieux vaut ne pas trop l’oublier.

Il sortit sur la place toujours encombrée où les gens criaient et entendit dans son dos les cloches sonner.

Il songeait à leur première rencontre, lors de cette réception ridicule chez Godschale. Il n’avait encore jamais vu une femme pareille. Mais ici, à Falmouth, ce qu’il lui avait dit alors lui revenait à l’esprit. Elle s’était plainte de ce que l’on renvoie Bolitho en mission après tout ce qu’il avait souffert. Très remontée, elle avait suggéré d’envoyer un autre amiral à sa place. Sillitœ l’entendait encore. Des chefs hors du commun – qui ont su s’attirer la confiance de toute la flotte. Mais Sir Richard Bolitho, lui, a su s’attacher leurs cœurs.

Il chercha sa voiture du regard, puis s’arrêta sur ces êtres simples, des gens ordinaires, bien loin de ceux qu’il fréquentait et dirigeait. Il murmura : « Tout comme vous, ma chère Catherine, avez su conquérir le mien… »

 

Le brick de Sa Majesté britannique Larne, quatorze canons, roulait lourdement dans la forte houle du large et faisait route si serré qu’un terrien peu averti de ces choses aurait cru que ses vergues étaient brassées dans l’axe. L’île s’étendait par son travers, une végétation fort tentante tremblotait dans la brume de chaleur. Les plages les plus proches illuminées par le soleil étaient d’une blancheur immaculée. Cela dit, une barrière de mauvais aloi s’étendait entre l’île et le brick solidement charpenté, le récif que l’on distinguait parfois entre de violentes gerbes d’embruns.

À l’arrière, dans sa grand-chambre, son commandant était étendu de tout son long sur le banc disposé sous les fenêtres de poupe grandes ouvertes. Le vent pouvait ainsi renouveler un peu l’atmosphère fétide et apporter à son corps nu une certaine sensation de fraîcheur. Le capitaine de frégate James Tyacke contemplait les jeux de lumière sur le plafond bas. Sa chambre ressemblait, en miniature, à celle d’une frégate, mais, au goût de Tyacke, elle était tout à fait spacieuse. Il avait auparavant commandé la Miranda, une goélette armée, à bord de laquelle il avait participé à la reconquête du Cap. C’est à cette occasion qu’il avait rencontré pour la première fois Richard Bolitho. Il n’avait jamais tenu les officiers de haut rang en grande estime, mais Bolitho avait révolutionné beaucoup de ses opinions. Lorsque la Miranda avait été coulée par une frégate française, entraînant avec elle tout son équipage dans la mort, Tyacke, qui avait déjà beaucoup perdu, s’était dit qu’il n’avait désormais plus aucune raison de vivre.

Bolitho lui avait fait un autre cadeau pour lui rendre sa dignité et sa fierté : il lui avait demandé de prendre le commandement de la Larne.

Envoyé en mission au sein des patrouilles antinégrières que l’on venait de constituer, Tyacke se disait qu’il avait trouvé enfin ce que la vie pouvait lui offrir de mieux. Il était indépendant, libéré des contraintes de l’escadre et des caprices du premier amiral venu. Cette tâche lui allait comme un gant.

La Larne était fort bien conçue et son équipage, de premier brin. Quant au carré, si l’on osait l’appeler ainsi, Tyacke avait trois enseignes, un pilote et enfin, véritable rareté, un médecin parfaitement compétent qui avait accepté d’endosser le rôle ingrat de chirurgien de marine afin de perfectionner sa connaissance des maladies tropicales. À se frotter ainsi aux négriers et aux esclaves, ladite connaissance progressait à grands pas.

La Larne avait même embarqué cinq seconds maîtres, dont deux seulement étaient présents à bord pour le moment. Les autres avaient pris le commandement de prises faites par Tyacke.

Et puis, sans prévenir, la nouvelle était arrivée, le frappant comme un coup de poing. Ils avaient croisé une goélette-courrier et c’est ainsi que Tyacke avait appris la disparition de Bolitho en mer.

Il les connaissait tous : Valentine Keen, Allday, qui avait essayé de l’aider, et, naturellement, Catherine Somervell. La dernière fois que Tyacke l’avait rencontrée, c’était à l’occasion du mariage de Keen, au début de l’année. Il ne l’avait jamais plus oubliée, ni cette façon très directe qu’elle avait eue de lui parler, de le regarder sans détour. Tyacke se leva brusquement et s’approcha du miroir accroché au-dessus de son coffre de mer. Il avait trente et un ans, il était grand et bien bâti. Son profil gauche était avenant et propre à attirer le regard des femmes. Quant à l’autre… Seul l’œil droit donnait encore signe de vie. Un vrai miracle, comme tout le monde le lui disait. Ça aurait pu être bien pire. Vraiment ? La moitié du visage était brûlée, il n’avait pas la moindre idée de ce qui lui était arrivé. Le monde s’était écroulé pour lui à la bataille d’Aboukir, lorsque tous ceux qui se trouvaient avec lui s’étaient fait tuer. Ça aurait pu être bien pire…

C’est Bolitho qui l’avait, en quelque sorte, remis debout. Un vice-amiral, un héros admiré de toute l’Angleterre même s’il scandalisait beaucoup de gens de sa génération. Il avait pris passage à bord de l’humble Miranda commandée par Tyacke sans jamais se plaindre de l’inconfort. Bolitho avait considéré chez lui l’homme, pas la victime, et il avait pris la peine de s’occuper de lui.

Il fit demi-tour et revint se placer devant les fenêtres ouvertes. Dix jours plus tôt, alors qu’il pourchassait un négrier notoire qu’on disait être dans les parages, ses vigies avaient signalé une chaloupe à la dérive, l’une des embarcations du Pluvier Doré. Ce jour-là, Andrew Livett, leur chirurgien, avait bien gagné ses émoluments. Les survivants étaient à demi morts, en grande partie à cause de l’insuffisance d’eau douce. Dans leur précipitation, ils n’avaient pas eu le temps de compléter les pleins au moment d’abandonner l’épave.

Tyacke s’était assis, le visage dissimulé dans la pénombre, et avait écouté le plus ancien des survivants, Luke Britton, lui narrer la mutinerie, puis le retournement de situation amené par Bolitho lorsqu’il avait réussi à mater ceux qui avaient trahi leur capitaine.

Il lui avait raconté comment le canot était passé de l’autre côté du récif, tandis que sa propre chaloupe, chargée à ras bord de plus de vingt hommes, était entraînée de l’autre bord. Tyacke voyait le spectacle que lui décrivait par bribes cet homme encore marqué par le drame : le canot dans lequel avaient pris place les mutins, réduit en miettes par la chute des espars, la ruée des requins sur les hommes qui se débattaient en hurlant.

Tyacke avait aussitôt renoncé à son plan de capture du négrier, le fameux Corbeau et, changeant de route, avait commencé à explorer un vaste triangle le long du récif, à la recherche de quelque trace de vie dans ces îles éparses, d’un signal de fumée, qui sait ? dans le cas où quelques-uns de ceux qui se trouvaient à bord du canot auraient survécu. Mais ils n’avaient rien trouvé et Tyacke avait dû se résoudre à admettre que son second, le dénommé Paul Ozanne, originaire des îles anglo-normandes, avait raison depuis le début. Leurs efforts étaient vains et, avec deux femmes à bord, comment garder le moindre espoir ?

À présent, la Larne se trouvait elle-même dans une situation délicate car les réserves d’eau douce étaient presque épuisées, comme les réserves de fruits, dont tout bâtiment du roi a besoin pour prévenir le scorbut dans ces eaux tropicales.

Il entendait sans l’écouter la mélopée des deux hommes de sonde postés à l’avant pour surveiller le récif, tandis que les meilleures vigies grimpées dans les deux mâts assuraient la veille, relevées toutes les heures, avant que la lumière aveuglante les eût rendues inopérantes.

Que pourrais-je faire d’autre ?

Ses hommes n’allaient pas le laisser tomber, il en était désormais convaincu. Au début, il avait eu du mal à faire connaissance avec son nouveau commandement, d’un équipage différent. Mais, finalement, il avait réussi à les conquérir, tout comme il avait réussi à bord de sa chère Miranda. Cela dit, si quelqu’un découvrait qu’il avait abandonné la chasse du Corbeau, ils risquaient de se montrer moins compréhensifs.

Quelqu’un frappa à la portière. Gallaway, l’un de ses seconds maîtres, passa la tête par l’ouverture.

— Qu’y a-t-il ? lui demanda Tyacke en essayant de ne pas trop laisser voir la tristesse et le dépit qu’il éprouvait.

— Le pilote vous présente ses respects, commandant. Il va falloir virer de bord d’ici une demi-heure.

Le second maître ne manifestait apparemment pas la moindre surprise à voir son commandant ainsi, complètement nu. Il ne détourna pas davantage les yeux lorsque Tyacke le regarda en face. Plus jamais ça.

Ainsi, c’était la fin. Dès que la Larne aurait viré de bord, il serait obligé de rallier Freetown pour y prendre ses ordres, pour avitailler et refaire le plein d’eau douce. Tout le reste ne serait plus que souvenirs : des souvenirs qui resteraient gravés à jamais, comme cette blessure qui le défigurait.

— Je monte.

Il enfila une chemise et un pantalon puis jeta un bref coup d’œil à l’équipet dans lequel son garçon, un mousse de treize ans, serrait son rhum et son cognac. Il repoussa cette idée. Ses hommes étaient obligés de se rationner, il devait en faire autant. Même cela lui rappelait encore Bolitho. Commander exige de donner l’exemple, et la confiance – il insistait souvent sur ce point –, la confiance devait être réciproque.

Il faisait une chaleur accablante sur le pont, ses chaussures collaient au goudron des coutures. Mais le vent, un vent brûlant qu’on aurait cru arrivé directement du désert, restait bien établi. Un regard au compas, un rapide examen des vergues et des voiles faseyantes car ils naviguaient au près serré. Tyacke se tourna ensuite vers le pont. Les deux bordées étaient en train de se rassembler en prévision du virement de bord. Ses hommes étaient plutôt jeunes, mais vrais marins tout de même, et bien contents d’échapper à la rude discipline de l’escadre, ou à la tyrannie d’un commandant. Il sourit tristement. Pas d’aspirant à bord, pas un seul. Ces missions de chasse aux négriers n’étaient pas assez bonnes pour ces garçons sans expérience, mais amiraux en puissance.

Son second l’observait, visiblement troublé. Il connaissait l’histoire de Tyacke et de ce vice-amiral. Des liens puissants les unissaient, même si Tyacke ne les évoquait que rarement. Mais la Larne ne pouvait plus rester loin de terre trop longtemps, ils avaient dû déjà réduire les rations par deux. Cela dit, Ozanne savait pertinemment que, si le commandant l’exigeait, lui et les autres navigueraient encore pour l’éternité. Ozanne, pour ne parler que de lui, savait ce que c’était que le danger et la ténacité. Dans le temps, il commandait un lougre dont le port d’attache était Saint-Pierre, à Guernesey. Mais les vaisseaux ou corsaires français avaient fini par rendre le commerce impossible pour d’aussi modestes navires et il avait rejoint la marine de guerre, comme pilote d’abord, puis comme enseigne.

Tyacke ne voyait rien de tout cela. Une main en visière, il était occupé à observer l’île la plus proche. Rien. Il essaya de ne pas penser aux requins que lui avait décrits le bosco du Pluvier Doré. Finir ainsi valait encore mieux, à tout prendre, que de tomber aux mains des marchands d’esclaves arabes, et surtout pour les deux femmes. Il se demanda soudain qui était la deuxième – sûrement pas la jeune épouse de Keen. Il ordonna :

— Faites relever les vigies. Paul. Même si c’est risqué, j’aurais bien aimé mouiller sous l’île et envoyer un détachement d’aiguade. Mais cela exigerait davantage de temps.

Ozanne en resta perplexe : que signifiait ce « davantage de temps » ? Le commandant avait-il l’intention de poursuivre les recherches ? Quelques-uns des hommes allaient bientôt en avoir assez. Ils avaient vu dans quel état se trouvaient les rescapés qu’ils avaient recueillis dans cette chaloupe. L’un d’eux avait déjà succombé, un second était mort après qu’ils l’eurent arraché à la mer.

Ils étaient parfaitement seuls, et avec les trois équipages de prises chargés de conduire des navires capturés à Freetown, ils manquaient sérieusement de monde. Il faisait confiance à ses hommes, mais se méfierait toujours de ce que la mer pourrait les pousser à faire.

Tyacke attendit que les vigies fraîches fussent arrivées en haut avant de dire à son second :

— Les deux bordées sur le pont, Paul, je vous prie. Nous allons virer de bord et venir sudet-quart-sud.

Ozanne encaissa sans rien dire. Il était plus âgé que Tyacke et il n’irait jamais plus loin dans la marine. Mais cela lui convenait. Il se dit qu’il devait trouver un moyen de consoler Tyacke, d’une manière ou d’une autre.

— Vous avez fait tout votre possible, commandant. C’est la volonté de Dieu – j’en suis convaincu.

— Oui, peut-être bien.

Le commandant songeait à la jeune fille qu’il avait espéré épouser. Il se répétait sur tous les tons que personne ne pouvait la blâmer de l’avoir rejeté lorsqu’il était revenu au pays avec ces horribles cicatrices. Mais il en était encore profondément blessé, sans pouvoir clairement se l’expliquer. Et cela, était-ce aussi la volonté de Dieu ? Que penseraient tous ces hommes au visage tanné s’ils savaient qu’il gardait toujours son portrait dans son coffre, avec la robe qu’il lui avait achetée un jour, à Lisbonne ?

Il s’en voulut soudain.

— Parés sur le pont !

Pitcairn, le pilote, s’approcha du second qui se tenait près de la roue.

— Il le prend fort mal, pas vrai ?

— Il a… il a perdu quelque chose, je ne sais pas exactement quoi.

— A choquer les écoutes ! À larguer les voiles ! Du monde aux bras, et vivement !

Courbés en deux, accroupis, les hommes s’attelèrent aux écoutes et aux drisses. Mais ils se figèrent soudain comme des statues vivantes en entendant dans le lointain un coup de canon rouler en écho sur les récifs.

— Autant !

Tyacke s’empara d’une lunette rangée dans son râtelier.

— À envoyer les huniers !

— Du monde en haut !

Un second maître fut même obligé de houspiller un matelot pour l’expédier dans les enfléchures.

Tyacke examina attentivement la côte verdoyante de l’île qui se noyait dans une mer étincelante.

Second coup de canon. Il serra les mâchoires. Il se passait quelque chose. Allez, ma vieille, tu es capable de voler quand ça te prend !

— Ohé du pont ! Voile devant sous le vent ! C’est un brigantin !

— Autre chose en vue ? cria Tyacke d’une voix impatiente.

La vigie, même si haut perchée, parut surprise.

— Non, rien, commandant !

Tyacke mit les mains dans son dos et les serra très fort, jusqu’à ce que la douleur le calme un peu.

— Bâbord en batterie ! Allez, dépêchez-vous, aux pièces !

Les hommes quittèrent précipitamment leurs postes et coururent aux sept canons qui formaient la batterie bâbord.

La terre disparaissait déjà dans le lointain. C’est alors que Tyacke aperçut le brigantin. Il dit dans un souffle :

— Bon Dieu, mais c’est ce salopard de Corbeau !

Ozanne s’en frottait déjà les mains.

— On va massacrer ce bougre avant qu’il ait seulement eu le temps de s’en rendre compte !

Il se retourna et ne vit pas l’expression de Tyacke.

— Hissez les couleurs ! Monsieur Robyns, tirez-lui un bon coup de canon sur le museau, et un autre dans le bide s’il ne se décide pas à mettre en panne !

La pièce de chasse partit au recul et, quelques secondes plus tard, un boulet s’écrasa dans l’eau à quelque cinquante pieds du boute-hors du Corbeau.

Mais Tyacke n’avait déjà plus l’œil rivé à sa lunette. Oublié le négrier, il avait aperçu, basse sur l’eau, la silhouette d’un canot.

— Le Corbeau réduit la toile, commandant !

Tyacke fit pivoter son instrument avec un soin très étudié pour observer de plus près le canot dont la voile battait.

Ce sont eux. C’est impossible, mais ce sont eux. Et se tournant vers son second, le regard brillant :

— Vous voyez, la volonté de Dieu !

Ozanne hocha la tête.

— Ça doit faire trop longtemps que je navigue. Je n’arrive toujours pas à y croire.

Tyacke essayait d’oublier le spectacle qui s’offrait à ses yeux dans sa puissante lunette.

— Mettez en panne et envoyez un détachement de prise à bord du Corbeau.

Il entendait déjà les palans grincer, on mettait une chaloupe à l’eau. Puis le cliquetis des armes des hommes qui se laissaient descendre à bord.

— Ah, monsieur Robyns, ne leur montrez pas que nous sommes à court de monde. Dites à ce vaurien de marchand d’ébène que s’il essaie de se débarrasser des preuves, je n’attendrai pas d’être à Freetown pour l’envoyer gigoter en bout de vergue !

Ozanne lâcha simplement :

— Ainsi donc, voilà le fameux Bolitho.

Tyacke regardait les nageurs empoigner les avirons, le canot prendre de l’erre, cap sur la Larne qui était en panne.

— Il n’y a pas grand monde à bord, commandant, lui dit Ozanne.

Il jeta un coup d’œil à Tyacke, on devinait sur son profil intact à quel point il était tendu. Que peut-il bien ressentir ? se demanda-t-il. Pur instinct ? Il savait plus ou moins consciemment que c’était autre chose, bien autre chose. Il se protégea les yeux de la main :

— Qui est donc ce jeune officier à côté de lui, commandant ?

Tyacke se tourna alors vers lui, son profil défiguré éclairé d’un grand sourire de soulagement.

— Mon Dieu. Paul, décidément, cela fait trop longtemps que vous naviguez ! – il lui tendit sa lunette : Jetez donc un œil, vous réussirez peut-être même à voir une femme, après tout ce temps ! – il lui prit le bras : La dame de l’amiral… et c’est à nous qu’en revient l’honneur.

Quelqu’un cria :

— Ils ont hissé notre pavillon sur le Corbeau, commandant !

Mais Tyacke ne l’entendit même pas.

— Rassemblez la garde, Paul. Ce jour est un jour mémorable.

 

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